MANAGEMENT: COMMENT TIRER PROFIT DES IMPREVUS ?

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AUCUN AUTRE DOMAINE N'EST PLUS RICHE EN PERSPECTIVES D'INNOVATION QUE CELUI DE LA RÉUSSITE IMPRÉVUE. AUCUN AUTRE ESPACE OUVERT A L'INNOVATION NE PARAIT MOINS RISQUE ET MOINS DIFFICILE A RÉALISER. MALGRÉ CELA, LA RÉUSSITE IMPRÉVUE EST UN DOMAINE PRESQUE TOTALEMENT NÉGLIGE, QUE LES DIRIGEANTS ONT MÊME TENDANCE A REJETER.

LA RÉUSSITE IMPRÉVUE

"Nous ne savons pas comment ralentir la croissance des ventes d'appareils ménagers. - Pourquoi voulez-vous y mettre un frein lui ai-je demandé, interloqué, vous font-ils perdre de l'argent ? - Au contraire, répondit-il, les marges bénéficiaires sont plus élevées que pour l'habillement. Il n'y a pas d'articles retournés et pratiquement pas de vols. - Les acheteurs d'appareils ménagers font-ils fuir les clients des rayons de mode ? - Pas du tout. Là où nous vendions avant tout de l'électroménager à des clients venus acheter des vêtements, nous vendons aujourd'hui des articles de mode aux gens venus acheter de l'électroménager. Le problème, ajouta le président, c'est que dans des établissements comme le nôtre, il est normal et même sain que les articles de mode représentent 70% des ventes. Celles des appareils ménagers ont tellement progressé qu'elles représentent aujourd'hui les trois cinquièmes de l'ensemble des ventes. C'est une situation anormale. Nous avons tout essayé pour faire remonter l'habillement à un pourcentage normal, mais rien ne marche. La seule chose qui nous reste à faire est de diminuer les ventes d'électroménager pour les remettre à la place qui est la leur".

Pendant plus de vingt ans, le grand magasin Macy's New York continua d'aller à la dérive. On trouva toutes sortes de raisons pour expliquer l'incapacité de Macy's à exploiter sa position de leader sur la place de New York: le dépérissement du centre ville, les difficultés économiques d'un établissement prétendument trop grand, etc. La vérité est qu'après l'arrivée d'une nouvelle direction en 1970 qui renversa la tendance et accepta la véritable place des appareils ménagers, Macy's retrouva vite son rythme de croissance, en dépit de la désertification du centre ville, des coûts élevés de la main d’œuvre et de son gigantisme.

On dira que le cas de Macy's est un cas "extrême". Ce qui n'est toutefois pas très courant, c'est que son président avait conscience de ce qu'il faisait. Beaucoup trop de dirigeants font exactement la même chose sans avoir conscience de leur aveuglement. Il n'est jamais facile pour une direction d'accepter une réussite imprévue. Cela exige de la détermination, des stratégies spécifiques, cela suppose que l'on accepte de regarder la réalité en face et de dire "nous avons eu tort !".

Nous avons tous tendance à penser que ce qui existe depuis longtemps devient quelque chose de "normal" et de "permanent". Cela permet d'expliquer pourquoi les dirigeants ont du mal à accepter une réussite imprévue. Nous refusons tout ce qui vient contredire ce que l'on finissait par considérer comme une loi de la nature, nous le jugeons malsain et bien évidemment anormal.

La réussite imprévue est parfois exaspérante. Songez à une société qui a tout fait pour modifier et améliorer un produit ancien. Ce produit représente la "qualité", il a fait la gloire de l'entreprise pendant des années. Au même moment, cette société introduit, bien à contrecoeur, ce que tout le monde sait être une modification négligeable d'un autre produit, dépassé et de qualité inférieure. On le fait uniquement parce qu'un des vendeurs les plus importants de l'entreprise a réussi à l'obtenir, ou parce qu'un bon client à qui on peut pas le refuser en a fait la demande. Personne ne pense qu'il se vendra, et même plus personne ne souhaite qu'il se vende. Quand soudain ce produit bon à rien fait un malheur sur le marché et rafle toutes les ventes, il n'est guère étonnant que tout le monde soit alors consterné et ne voie dans ce succès "qu'une véritable histoire de fou". Un succès imprévu est ainsi un défi pour le jugement de la direction. Les dirigeants sont payés pour comprendre et admettre qu'ils ont eu tort, surtout quand une telle acceptation ouvre de nouvelles opportunités.

Il arrive encore plus souvent qu'on ne se rende même pas compte d'une réussite imprévue. Personne n'y fait attention, et par conséquent, personne n'en tire profit.
Presque toutes les entreprises, comme presque tous les services publics établissent un rapport mensuel ou au moins trimestriel. La première page dresse la liste des secteurs où les résultats sont inférieurs aux prévisions. Ce rapport énumère les problèmes et les insuffisances. Au cours des réunions mensuelles du comité directeur et du conseil d'administration, tout le monde se penche sur les secteurs en difficulté. Personne ne s'intéresse aux secteurs où la société fait mieux que prévu. Et si un succès inattendu s'avère non pas quantitatif mais qualitatif, les chiffres ne reflètent le plus souvent même pas la réussite en question.

Tirer profit d'une opportunité d'innovation permise par un succès inattendu exige une analyse. Une réussite imprévue est un symptôme. Mais de quoi? Le phénomène sous-jacent n'est peut-être rien d'autre qu'une insuffisance d'observation, une limite de nos connaissances et de notre compréhension.

Une richesse imprévue n'est donc pas seulement une opportunité ouverte à l'innovation. C'est une mise en demeure d'innover, qui nous oblige à nous demander: quels changements d'organisation, de technique, de commercialisation cette entreprise doit-elle effectuer aujourd'hui... Répondre à ces questions permettra, sans prendre de risques, de transformer un succès inattendu en une ouverture à l'innovation riche de promesses.

Il ne suffit pas de laisser venir l'accident ou le miracle. Attendre une réussite imprévue ou que votre voisine de table soit soudainement intéressée par un article manifestement en grande difficulté ne peut être suffisant. C'est une véritable recherche qu'il s'agit d'organiser.

Face à toute forme de réussite imprévue, les dirigeants doivent se demander: Quelles conséquences aura pour nous l'exploitation de cette réussite imprévue ? Où cela nous ménera-t-il ? Que peut-on faire pour la transformer en une véritable opportunité ? Comment le fera t-on ? Cela suppose dans un premier temps, que les dirigeants disposent du temps nécessaire pour étudier un succès inattendu et qu'ensuite quelqu'un soit toujours chargé d'analyser et de concevoir les moyens d'en tirer profit.

L’ÉCHEC IMPRÉVU

A la différence du succès, l'échec ne peut pas être refusé et reste rarement ignoré. Il est pourtant rare qu'on l'accepte comme le signe d'une opportunité à saisir. Un grand nombre d'échecs ne sont naturellement que des erreurs dues à la cupidité, la bêtise, l'opportunisme inconséquent ou l'incompétence des responsables de la conception ou de l'exécution. Mais si quelque chose échoue en dépit d'une organisation, d'une conception et d'une exécution soigneusement définies, l'échec témoigne d'une évolution sous-jacente et, par là même, d'une nouvelle opportunité.

Les prémisses sur lesquelles reposent la conception et la stratégie commerciale d'un produit ou d'un service ne correspondent peut-être plus à la réalité. Les valeurs où le point de vue des clients ont sans doute changé. Chaque évolution de ce genre représente une opportunité ouverte à l'innovation.

Confrontés à un échec imprévu, les dirigeants, surtout dans les grandes entreprises, ont tendance à demander de nouvelles études et de plus amples analyses.
Mais un échec imprévu est un appel à aller voir et écouter sur place. C'est toujours le signe d'une opportunité d'innovation qui, en tant que telle, doit être prise au sérieux.

Il est tout aussi important de surveiller les événements imprévus qui peuvent se produire chez ses fournisseurs ou ses clients. McDonald's Hamburger s'est crée parce que son fondateur, Ray Kroc, a su tenir compte de la réussite inattendue de l'un de ses clients. En ce temps là, Kroc vendait des machines à mil-shakes pour les restaurants de hamburgers. Il remarqua un jour qu'un de ses clients, patron d'une de ces petutes cafétarias dans une ville perdue de la Californie, avait acheté deux fois plus de machines à milk-shakes que ne pouvaient le justifier l'emplacement et la dimension de son établissement. Il fit lui-même son enquête et s'aperçut que le vieil homme avait, en quelque sorte, recrée le système du fast-food en l'organisant de façon systèmatique. Kroc racheta son installation et fonda une entreprise milliardaire à partir de la réussite imprévue de son ancien propriétaire.
Il convient d'accorder la même importance à la réussite imprévue d'un concurrent.

L'échec en 1957 du modèle Edsel de chez Ford Motor Company est aujourd'hui entrée dans l'histoire. Même les gens qui n'étaient pas nés à l'époque en ont entendu parler, au moins aux Etats-Unis. Mais le consensus général selon lequel la faillite de l'Edsel ne fut qu'un simple pari pris à la va-vite est totalement erroné. Très peu de produits ont bénéficié d'une conception, d'un lancement et d'une commercialisation aussi soigneusement préparés. L'Edsel devait être la dernière étape d'une des stratégies commerciales les plus sérieusement planifiées de toute l'histoire des Etats-Unis, l'achèvement d'une compagne qui, en dix ans, transforma la Ford Motor Company.

Dés 1957, Ford avait pleinement retrouvé sa place aux côtés des plus grands constructuers américains sur trois des quatre principaux marchés de l'automobile: la version "standard" qui portait le label Ford, la Mercury qui était la version "tourisme" et la continental dans le haut de gamme. L'Edsel était donc la version "grand tourisme" qui devait se placer entre ces deux derniers modèles. Cette version supérieure du milieu de gamme était la part du marché qui se développait le plus vite après guerre, et pour laquelle le troisième constructeur américain, Chrysler, ne figurait néanmoins pas en bonne position. La porte était donc grande ouverte pour l'entrée de Ford.
Ce dernier accorda doc la plus grande attention à la préparation et à la conception de l'Edsel, prenant en compte toutes les informations des études de marché, les préférences de la clientèle en matière de style et de présentation, et cherchant à satisfaire aux meilleurs critères de qualité.

Malgré tout celà, l'Edsel fut, dés son lancement, un échec total. Mais l'important dans cette histoire n'est pas tant cet échec que la réaction de Ford. Plutôt que de s'en prendre au "comportement irrationnel du consommateur", les gens de Ford ont tout de suite compris que quelque chose ne collait pas avec les théories faites depuis si longtemps dans l'industrie automobile sur le comportement des consommateurs, que tout le monde acceptait comme des vérités incontestables. Ils sont donc allé sur place voir qu'elle était la situation réelle. Le résultat produisit la plus authentique innovation jamais entreprise par l'industrie automobile depuis qu'Alfred P. Slogan avait découvert, dans les années 20, la segmentation socio-économique du marché en quatre secteurs, allant du bas au haut de gamme en passant par les deux segments intermédiaires. Les gens de chez Ford ont ainsi découvert que ladite segmentation socio-économique était entrain de disparaître sous l'influence d'une tout autre division baptisée segmentation par style de vie.

L'échec de l'Edsel fut rapidement effacé par l'arrivée de la "Thunderbid" qui reste le plus grand succès de l'industrie automobile américaine depuis le modèle "T". Et jusqu'à ce jour, nous ne connaissons pas encore réellement les raisons de cette évolution. Nous savons qu'elle s'est produite bien avant tous les phénomènes qui servent généralement à l'expliquer: déplacement du centre de gravité démographique vers les adolescents à la suite du baby-boom, croissance explosive de l'enseignement supérieur ou évolution des moeurs sexuelles. Mais cela s'avère suffisant pour transformer l'imprévu, qu'il soit un échec ou une réussite, en une véritable opportunité d'innovation mise au service d'un objectif précis.

Peter Drucker: Les Entrepreneurs


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MANAGEMENT: COMMENT TIRER PROFIT DES IMPREVUS ? MANAGEMENT: COMMENT TIRER PROFIT DES IMPREVUS ? Reviewed by WwW on juillet 08, 2020 Rating: 5